Publié le 16 avril 2020 - Par la rédaction

« Si on en profitait pour écrire des pilotes ? », article par Gilles Daniel

Pourquoi écrivons-nous spontanément si peu de pilotes en France ? Peut-on développer une série sans commencer par la bible ? Quels sont les avantages du pilote ? Quelles vieilles croyances s’opposent à cette pratique ? Et comment font vraiment les Américains, réputés “rois du pilote” ? C’est ce que je vous propose d’explorer aujourd’hui.

Y’A-T-IL UN AVION DANS LE PILOTE ?

En France, en dehors du système de formation (notamment le CEEA et la FÉMIS), les scénaristes écrivent très peu de scripts « on spec », c’est à dire sans commande. Ça n’est pas courant. Ça n’est pas considéré comme rentable. Ça n’est généralement pas demandé pour obtenir des aides (CNC, SACD…).

Résultat : nous pondons tous des bibles au kilomètre, des pitchs qui n’ont pas été mis à l’épreuve du réel de la narration, des pages entières de fiches personnages que personne ne lit, des arches sommaires et/ou interminables purement spéculatives, sans vraiment connaitre l’ADN de notre série. Tout cela dans le fol espoir qu’à un moment de la lecture de ces assommants documents de 15 pages ou plus, un producteur puis un diffuseur, bref quelqu’un qui décide et qui a des sous, dise « donnons-lui sa chance ».

Malheureusement, ça ne sera pas le bout du tunnel. Signer une option puis une convention de développement n’est pas toujours synonyme d’écriture rapide de pilote. Comédie mise à part, peut-être vous retrouverez-vous à triturer votre document de vente puis vos arches pendant de longs mois avant de pouvoir écrire le quart du début d’un dialogue. Peut-être vous aura-t-on adjoint de nouveaux auteurs. Peut-être aurez-vous été éjecté, de gré ou de force, du taureau mécanique que constitue l’aventure d’une série pour un scénariste, avant que ce satané pilote ne prenne forme. Ce faisant, personne n’aura vraiment su ce que vous avez dans le bide. Et c’est bien dommage.

Le développement « on spec » est notre recherche fondamentale. La R&D dont nous avons tant besoin. Écrire des bibles sans faire de pilotes, toutes proportions gardées, c’est un peu comme si l’Institut Pasteur créait des vaccins, mais les laissait mariner dans des éprouvettes sans les tester sur des êtres vivants. Le pilote, c’est le vivant !

PEUT-ON VRAIMENT ÉCRIRE UN PILOTE SANS AVOIR RÉDIGÉ LA BIBLE ?

Certains objecteront que c’est bien joli de lancer une fatwa contre les bibles, mais qu’elles sont indispensables pour réfléchir aux fondements d’une série et éviter une écriture au fil de l’eau, « à l’ancienne ». Bien entendu, la réflexion sur le concept, les personnages et leurs interactions, la mécanique, les moteurs d’histoires, les trajectoires potentielles, l’horizon narratif, sont des pré-requis avant de se jeter dans l’écriture du dialogué.Un solide plan (séquencier, fil à fil, mur de Post it ou quelconque outil à base de peaux de Babybel) nous fera également gagner du temps, de la rigueur et de la hauteur de vue. Mais faut-il pour autant rédiger entièrement et avec soin ce cauchemardesque document de 15 pages ? La réponse est non, pas du tout, sauf pour décrocher une aide auprès des organismes sus-cités.

QUELS SONT LES AVANTAGES DE COMMENCER PAR LE PILOTE ?

Le pilote est ce qu’on appelle en bon Français une « proof of concept ». Il va faire prendre vie à votre histoire et en tester tous les aspects :

· Quel est le contrat de visionnage de ma série, la promesse et le dosage des ingrédients que les téléspectateurs retrouveront à chaque épisode ? Suis-je capable de les tenir tous en me renouvelant ?

· Qui sont vraiment mes personnages ? Comment réagissent-ils dans chaque situation détaillée ? Sont-ils utiles à mon histoire, de la manière dont j’ai imaginé les caractériser ? Que faire par exemple de celui que j’avais conçu « taciturne » ou « réservé » et qui est si peu fonctionnel dans un media aussi parlant que la télévision ?

· Ai-je choisi le bon point de vue et le bon protagoniste principal ? Ou à l’épreuve de l’écriture, un autre angle me semble-t-il plus viable ?

· Mes différentes trames narratives se superposent-elles harmonieusement ? Certaines arches ou certains personnages ne sont-ils pas plus intéressants que les autres, ou au contraire dissonants ? Tiennent-ils la route ? Suis-je obligé de tirer à la ligne sur certains ou au contraire, ai-je l’impression qu’ils sont tellement riches qu’ils mériteraient une série à eux tout seul ?

· Quelle est la rythmique de mon histoire ? Rapide ou lente, pleine d’ellipses, de bonds dans le temps ?

Mes présupposés résistent-ils au fil de l’écriture ? Combien de matière, d’action et de rebondissements je « crame » par épisode ? Le rendu est-il viable créativement et crédible narrativement ? Je croyais que j’allais être plot driven, mais ne puis-je pas davantage m’appuyer sur les caractères, ce qui influera sur la vitesse du déroulement de l’histoire et in fine sur la « consommation » en péripéties…

· Quel est mon équilibre entre les différents types de décors, les intérieurs et les extérieurs, les scènes dynamiques et les scènes statiques, les séquences intimistes et les séquences de groupe ? Ce qui va « payer » visuellement ou émotionnellement et ce qui va juste faire avancer l’histoire…

· Jusqu’où puis-je aller dans le langage, dans la transgression, dans les scènes coûteuses ? En visant très haut, tout en prévoyant une marge de rabotage par les interlocuteurs et partenaires de l’aval.

· Quel est le style de ma série ? Est-ce que je m’inscris dans une catégorie existante, est-ce que je crée quelque chose de jamais vu ? (présupposé orgueilleux compte-tenu de la quantité de séries existantes, mais why not).

· Est-ce que je suis les canons narratif mainstream ou est-ce que j’ose des distorsions formelles ? (durée des séquences, nombre et construction des trames temporelles, mélange des genres et des codes issus du documentaire, de la comédie musicale, de la télé réalité etc…)

Avec un pilote, plus possible de cacher des incertitudes sous le tapis de promesses habilement tournées. C’est le crash test, l’épreuve de vérité.

LE PILOTE, UN OBJET DE KIF

Un autre avantage incommensurable du pilote : c’est qu’il est agréable à écrire. Quel plaisir de voir ses personnages et ses idées prendre vie ! Même s’il n’est jamais tourné, le pilote existera à tout jamais comme œuvre littéraire et comme démonstration de votre savoir-faire.

Certes, des moments de désespoir ne manqueront pas de jalonner votre parcours, quand une option semble sans issue, qu’on est face à un mur, qu’on en vient même à douter de la viabilité du projet. Mais tout scénariste professionnel ira se détendre, se documenter ou dormira dessus et trouvera à sa prochaine cession d’écriture, le jour même ou le lendemain, les clefs pour avancer, au prix de petites ou de grandes modifications.

Plaisir partagé, le pilote est aussi bien plus agréable à lire (s’il est bien écrit) qu’une bible. Pour une raison toute bête, qui vient s’ajouter au plaisir de la dramaturgie : il y a beaucoup plus d’espace et beaucoup moins de caractères par page. Malgré la police courrier rébarbative pour certains, un pilote sera toujours plus un plaisir pour l’œil qu’une bible, dont l’auteur a tassé au maximum le texte pour rentrer dans le format de 15 pages maximum du Fonds d’Aide à l’Innovation.

QUELS SONT LES ARGUMENTS CONTRE LE PILOTE ?

Le premier est que cela ne rapporte rien, quand il est écrit on spec. Argument valable de la part des scénaristes établis, qui travaillent principalement « à la commande ». On peut comprendre qu’une personne normalement constituée préfère écrire tout ou partie d’un épisode de 52’, rémunéré aux alentours de 30 000 euros, que la même chose gratuitement.

Si ces scénaristes ont la chance d’avoir un peu de temps libre pour développer des idées, ils se contenteront d’écrire quelques pages et de les tester auprès d’un producteur ou un diffuseur (même à l’oral). L’objectif : faire financer l’écriture, plutôt que de passer du temps à « mouliner dans le vide » sans être rémunéré, ni sûr que leur idée va intéresser qui que ce soit. Évidemment, quand on croule un peu moins sous les commandes, cet argument ne tient pas. D’autant que de plus en plus de producteurs sont favorables aux pilotes, dont ils peuvent rémunérer l’écriture, au moins en partie avec une avance.

Ce premier blocage financier a longtemps été renforcé par l’absence de demande du marché pour les pilotes. Outre que peu de producteurs en commandaient, dans les chaînes, on voyait venir avec méfiance ces projets « un peu trop développés », qui auraient pu être ensuite difficiles à amender et modeler, selon les impératifs de grille et de public. Et puis disons ce qui est : arriver avec un pilote tout fait, c’était aussi priver ses interlocuteurs d’une partie sympa du travail d’accompagnement du développement.

Autre facteur crucial : les projets relativement innovants sont souvent issus d’auteurs émergents, qui sont ensuite chapeautés, ou mis sur la touche, à la faveur de scénaristes séniors et bankable, plus au fait des velléités et des techniques de façonnage propre à la ligne éditoriale de chaque chaîne. Or ce process est plus simple à accomplir, sur le plan organisationnel, humain et de la gestion des droits d’auteurs, quand la V1 de continuité dialoguée n’est pas encore écrite.

Mais aujourd’hui, la donne a changé. La demande pour les pilotes en amont du cycle de développement est plus forte, d’OCS à l’Alliance France Télévisions/Rai/ZDF, en passant par les plateformes, même si celles-ci restent ouvertes au documents courts (une à quinze pages) et aux pitch verbaux pour commencer. Le pilote dialogué devient peu à peu un objet moins rare et moins lointain…

Subissant la concurrence frontale des acteurs Anglo-Saxons, qui importent leurs méthodes et leur rapidité de fabrication, presque tous les diffuseurs français ont pris des mesures pour accélérer leur cycle d’écriture, comme en témoigne par exemple la charte de développement signée par France Télévisions. Du coup, la pratique consistant à retarder au maximum l’écriture du pilote pour « rendre le projet plus viable par la préécriture » et « ne pas épuiser les auteurs » a un peu moins cours à la télé.

Des théories anti-continuité dialoguée précoce subsistent pourtant, issues notamment des organisateurs de résidences d’écriture en cinéma, où il a été constaté que leurs auteurs, souvent émergents, avaient une capacité limitée à réécrire leurs projets et que s’ils se jetaient « bille en tête » dans un dialogué, ils auraient ensuite le plus grand mal à le modifier plus d’une ou deux fois. Ils perdraient au passage leur clairvoyance, « leur boussole », leur motivation et leur créativité. Cette fameuse « créativité magique » du cinéma qu’on oppose parfois à la créativité opérationnelle des scénaristes de télé, qui pourtant offrent tant de moments magiques.

A mon humble avis, dans l’industrie de la fiction, dire que réécrire va « siphonner l’énergie » de l’auteur est aussi vrai que d’affirmer que la masturbation rend sourd. La réécriture est la base de notre job, et quiconque est démotivé à cette perspective, dès lors qu’elle s’inscrit dans une quantité et un calendrier raisonnable, avec des interlocuteurs constructifs et de bonne foi (Ok ça fait beaucoup de SI:-), devrait faire autre chose. Passer du micro au macro, zoomer dans l’histoire en écrivant des scènes et des dialogues, puis reprendre de la hauteur avec nos outils favoris (Post it, fil à fil stabilotés, tableaux Excel, paperboard…), c’est le B.A-BA de l’expérience scénaristique audiovisuelle.

Un argument supplémentaire est qu’écrire un pilote serait très chronophage. On évoque souvent la notion repoussoir « d’un mois de travail pour un dialogué ». Ce mois est quasiment devenu un standard de la profession, parce que les scénaristes, pour plein de bonnes raisons, travaillent sur plusieurs projets à la fois et apprécient aussi de “laisser reposer” ou “retrouver du jus” entre chaque étape. Il est vrai qu’écrire est un travail d’endurance pour le cerveau, et qu’il est difficile d’écrire des scènes géniales huit ou même quatre heures d’affilée…

Néanmoins, une dizaine ou une quinzaine de jours suffisent pour écrire un pilote de 52′ et encore, pas forcément à plein temps. Certes, cela ne marche que si vous partez d’une base solide, que vos fondamentaux sont déjà en place, que vous avez un canevas et une structure bien avancée en tête ou sur un carnet. Résultat : si vous êtes scénariste professionnel, écrire un pilote de 52’ dans une mise en page calibrée type Final draft n’est pas plus chronophage que d’écrire une bible de 15 pages blindée de bullshit, aux caractères bien tassés.

Enfin, il me semble que si le marché français a eu si peu recours au pilotes pré-écrits par le passé, c’est qu’il est principalement axé sur des genres et des produits assez standardisés. Le pilote est intéressant pour démontrer le savoir-faire d’un scénariste, mais aussi pour explorer des tonalités, des ruptures, en bref : innover.

Pour savoir à quoi va ressembler un polar bouclé mu par un duo antagoniste, ou un soap familial avec moult secrets et enfants cachés, un simple pitch peut suffire, et on n’a pas toujours besoin d’un pilote, tant il est vrai que notre industrie base souvent son succès sur la répétition des modèles qui marchent. D’ailleurs, il est assez intéressant qu’en cas d’adaptation étrangère sur des thèmes difficiles (Les bracelets rouges ou Mental par exemple), les chaînes louent le fait d’avoir pu se rendre compte de la tonalité effective de la série, et donc s’engager malgré le sujet pas évident, ce qu’elles n’auraient pas fait avec une simple bible issue d’auteurs locaux. Ne serait-ce pas là un excellent argument pour pousser davantage de pilotes dialogués ?

COMMENT FONT LES AMÉRICAINS ?

On cite souvent les États-Unis comme modèle, même si leur industrie audiovisuelle est difficilement comparable à la nôtre. C’est pourtant le paradis du script « on spec ». Là bas, personne n’imaginerait regarder de travers un auteur qui enverrait, pour présenter son projet avant toute chose, une continuité dialoguée. Il a juste fait son job.

En effet, il est d’usage à Hollywood de démarrer le développement avec un script, qu’un auteur écrit bien souvent en dehors de toute commande. Et cela n’arrive pas qu’aux scénaristes émergents. C’est le premier document qui circule, même si le scénariste s’est naturellement livré en amont à tout un travail préparatoire, de notes, de traitement ou de séquencier. Le scénariste et son agent font circuler ce script et c’est seulement ensuite, si un producteur est séduit, que sera demandé un « pitching document » de 5 ou 10 pages, qui viendra appuyer une présentation orale du projet au diffuseur.

Ce document, principalement composé de texte, est de plus en plus souvent transformé en « format », document de vente très visuel, à l’image de celui de Stranger things, qui a beaucoup circulé. Ici on appellerait ce document une « bible de vente ».

Enfin, le scénariste pourra en bout de course être amené à rédiger une bible classique, plus longue, comme nous l’entendons chez nous.

Notons cependant que lorsque c’est une société de production ou un studio qui commande un pilote à un scénariste, et non le scénariste qui prend l’initiative, leurs échanges vont d’abord porter sur le pitching document, avant que ne commence l’écriture du scénario.

Enfin, certains mini-studios privilégient l’écriture de pitching documentsformats ou petites bibles pour partir à la recherche de financement des projets sur leur simple concept, car ils ne souhaitent pas forcément payer le prix d’un scénario de commande, qui se chiffre facilement en dizaines de milliers de dollars.

MAIS QUAND EST-CE QU’IL SE TERMINE, SON PAPIER ?

Le lecteur attentif aura compris que votre serviteur est diablement favorable aux pilotes. En tant que producteur, j’en commande dès que cela me semble utile, et en tant que scénariste, j’en écris dorénavant pour chaque projet original, c’est à dire qui ne rentre pas dans les canons du marché, et s’adresse aux diffuseurs les plus open à cet égard.

Il ne faut plus avoir peur des pilotes, ni de les écrire sans commanditaire, ni de les financer, ni de les utiliser comme point de départ du développement. Nous serions un des rares pays doté d’une industrie audiovisuelle florissante, à résister contre cette pratique créative fondamentale. Plus on en écrira et meilleurs ils seront. Plus nous innoverons, plus nous serons respectés sur le marché international et moins nous écrirons d’œuvres interchangeables, dont on peut remplacer la programmation, le scénariste et le producteur, par n’importe quoi ou n’importe qui d’autre.

Quand on me demande mon avis, j’encourage les instituons diverses à créer des prix et des bourses en faveur des pilotes, et d’arrêter de faire reposer toute l’innovation sur des bibles ou de faux échantillons (“2 pages dialoguées”, seriously ?).

Le confinement est l’occasion unique d’écrire des dizaines de pilotes et de poser la première pierre de cette nouvelle ère pour la fiction française. L’avenir est entre vos mains, entre nos mains, il ne tient qu’à nous d’en faire bon usage.

Ecrit par Gilles Daniel, Scénariste et producteur, en charge du pôle fiction du groupe Morgane. Il a auparavant dirigé les programmes de TMC, NRJ12, MTV, Virgin 17…

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